Les citoyens en situation de handicap, dernière roue du carrosse de l’inclusion ?
Par le collectif Les Voies - Amandine ROGEON et Alexandra LAFFITTE
Le collectif Les Voies, créé en novembre 2023, réalise un travail d’analyse en droit comparé basé sur l’application d’une méthodologie simple et éprouvée, celle de la clause de la Nation la plus favorisée, afin que les droits les plus progressistes adoptés par chacun des Etats membres profitent à tous les citoyennes et citoyens de l’Union européenne.
Les politiques publiques en matière de handicap sont-elles lacunaires en France ? La question est légitime. Si les propositions formulées par les partis politiques ne sont ni ambitieuses, ni vraiment nouvelles, il faut rappeler que 12 millions de personnes sont actuellement en situation de handicap en France(1). Cela représente 18% de la population française dont le sort au quotidien continue de se détériorer : dépendance économique et précarité, chômage, difficultés matérielles de toutes sortes, défaut d’accessibilité dans tous les domaines, discriminations. Et si la lutte contre la pauvreté et l’exclusion passait par la scolarisation et l’emploi des citoyens en situation de handicap ?
La dernière étude internationale menée par Odoxa en mars 2024 « mesurer le regard social sur le handicap »(2), démontre que les préjugés ont la vie dure en France. Et les illustrations sont frappantes. Pour 76% des Français et 50% des Européens, une personne en situation de handicap représente une lourde charge pour la famille, quand 52% des Français jugent que les travailleurs handicapés sont difficiles à intégrer dans une entreprise.
L’étude Odoxa met également en lumière des divergences significatives entre la perception des différentes populations quant à la prise en charge du handicap. Alors que 74% des Français estiment que la société ne prend pas suffisamment en compte les personnes handicapées, ce sentiment est moins marqué chez les Britanniques (53%), les Suédois (54%), les Espagnols (55%) et les Italiens interrogés (59%). Cette disparité souligne l’étendue du défi à relever pour nos gouvernants français et européens pour lutter contre les préjugés qui contribuent à alimenter la marginalisation et l’exclusion sociale des citoyens handicapés.
Le combat qui nous mènera vers une société plus juste nécessite des efforts colossaux de la part de nos dirigeants, pour initier et porter des politiques publiques à la hauteur des enjeux liés à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion des personnes en situation de handicap. Penchons nous aujourd’hui sur les politiques publiques développées par nos voisins européens, et sur les résultats concrets des mesures.
L’inclusion par l’éducation, et s’il s’agissait de la formule gagnante ?
L’éducation est un droit fondamental et universel. Élément clé du développement social et individuel d’un enfant, il permet à chacun de déployer son plein potentiel, de s’affranchir de la pauvreté et de se forger un avenir engageant.
En vertu de l’article 26 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, chaque individu est reconnu comme ayant droit à l’éducation(3). Ce principe est également consacré en droit français par la Constitution(4), qui garantit dans son préambule que la Nation assure un accès égal à l’instruction pour tous. Il s’agit d’un devoir de l’Etat de favoriser la participation pleine et entière de tous les élèves à l’apprentissage et au développement.
Pour que l’égalité des chances devienne une réalité, il est impératif que le droit à l’éducation prenne corps à travers des politiques éducatives inclusives et adaptées à tous les élèves, y compris aux enfants en situation de handicap. Une politique éducative inclusive est une mesure au service de la justice sociale et de la promotion d’une société plus équitable, où chaque individu, indépendamment de son statut, peut pleinement contribuer en tant que membre actif et éclairé.
Derrière ces mots se cachent des actions concrètes. Depuis le début des années 2000, le Danemark considère que l’inclusion de la population en situation de handicap dans la société est une priorité nationale pour le pays. Les politiques publiques éducatives danoises promeuvent en particulier le principe de l’éducation intégrée. Cela signifie que chaque élève, peu importe son handicap, intègre une classe en milieu scolaire dit ordinaire.
Pour les experts, la sensibilisation des publics les plus jeunes aux enjeux liés au handicap joue un rôle crucial dans l’intégration des personnes concernées. Cela permet notamment de combattre les préjugés et les stéréotypes en aidant les élèves à comprendre les besoins, les capacités et les droits des citoyens handicapés. Il s’agit également de promouvoir une culture inclusive dès le plus jeune âge des enfants, en encourageant et valorisant les différences de chacun, ce qui favorise d’une part la compréhension mutuelle et d’autre part l’acceptation des autres.
L’ouverture des établissements scolaires à l’ensemble des élèves, y compris les enfants en situation de handicap nécessite toutefois de mettre en place des mesures d’adaptation et de soutien appropriées pour répondre aux besoins individuels des élèves. Le Danemark a ainsi transformé son système éducatif grâce à plusieurs mesures phares :
- L’adaptation des enseignements et des espaces (accessibilité des établissements, petits groupes d’élèves)
- L’individualisation et la personnalisation de l’accompagnement proposé aux enfants en situation de handicap
- La prise en charge de soins et/ou actes de rééducation dans les établissements scolaires
- La formation des enseignants aux différents types de handicap
- L’embauche de spécialistes de la pédagogie par l’Education Nationale
- La présence de professionnels médico-sociaux des structures spécialisées à l’école
Des résultats concrets : en 2006, le Danemark se donnait 9 ans pour scolariser 96 % des enfants en situation de handicap dans des établissements scolaires dits ordinaires. Pari réussi puisque 95,2% des élèves handicapés y étaient inscrits à la fin de la scolarité 2014/2015.
Cette scolarisation intégrée doit préparer les personnes en situation de handicap à une participation significative dans la société en tant qu’adultes. Cela participe à renforcer leurs compétences sociales, leur confiance en soi et leur autonomie, et facilite in fine leur intégration sociale et professionnelle ultérieure.
Il est cependant crucial de noter que l’école ne peut pas se voir imposer de multiples missions sans que les décideurs politiques définissent clairement leurs objectifs et ne lui octroient les financements nécessaires pour les atteindre.
Si la scolarité est un prérequis naturel à l’inclusion et à la normalisation de la condition des enfants en situation de handicap au sein de la société, elle doit être complétée par des mesures visant à favoriser leur intégration professionnelle et économique. Cela nécessite la mise en place de politiques et de programmes spécifiques et parfois volontaristes visant à surmonter les obstacles rencontrés par les citoyens en situation de handicap sur le marché du travail : sensibilisation et incitation des employeurs, promotion de l’inclusion dans les milieux professionnels, valorisation des compétences…
L’employabilité des personnes en situation de handicap : un impératif à atteindre.
Selon les données du Parlement européen publiées en juin 2020(5), le taux d’emploi des personnes en situation de handicap dans l’Union européenne est de 50,8% contre 75% pour les citoyens ne présentant pas de handicap, pour la tranche d’âge de 20 à 64 ans. Cela représente un écart moyen d’emploi de 23% entre les deux groupes au sein des 27 États membres de l’Union. Derrière ces chiffres se cachent toutefois des disparités importantes entre les pays. Il atteint 41,3% en Irlande, quand la France se situe légèrement au-dessus de la moyenne européenne avec un écart d’emploi de 24,2 %.
Les politiques actuelles en matière de handicap aggravent le risque de pauvreté et perpétuent les inégalités économiques et sociales auxquelles sont confrontées les citoyens en situation de handicap. En effet, en limitant leur accès à une éducation de qualité, à des opportunités d’emploi décentes et à des salaires justes, ces politiques renforcent les barrières qui les maintiennent dans un cas de précarité, alors que le coût de la vie est plus élevé pour une personne en situation de handicap. A ce titre, le Parlement européen estime à 28,4 % le risque pour les individus handicapés de finir sous le seuil de pauvreté ou de souffrir d’exclusion sociale (versus 17,8 % pour la population globale).
Pour remédier à ces écarts importants, certains Etats membres ont mis en place des législations plus ou moins contraignantes pour rendre leur marché du travail plus inclusif, en optant notamment pour une approche par les droits fondée sur le principe de non-discrimination.
Le cas du Danemark offre encore un exemple remarquable de politique inclusive en la matière. Avec environ 300 000 individus concernés sur une population totale de 5,9 millions d’habitants, le pays a mis en place une politique d’assistance et d’aide aux personnes devenue une politique de compensation du handicap dès les années 70. Ce changement de cap a entraîné une véritable révolution sociale, tous les secteurs de la société danoise étant tenus de s’adapter au handicap à partir de 1975. Cette approche a conduit à une évolution significative de la représentation, les citoyens en situation de handicap n’étant plus considérés comme des personnes « malades », mais au contraire parties prenantes de la société.
Il convient également de souligner les efforts financiers considérables consentis par le Danemark en matière de prestations de protection sociale. En effet, les dépenses dans ce domaine ont atteint jusqu’à 5% du PIB, alors que la moyenne des pays de l’Union européenne se situait à seulement 2,2%(6). Ces investissements d’ampleur reflètent l’engagement du Danemark en faveur de l’inclusion sociale et de la qualité de vie des personnes en situation de handicap, tout en soulignant l’importance accordée à la solidarité et à l’équité dans la société danoise(7).
Focus sur les solutions et les moyens déployées par le Danemark et la Suède
Parce que l’emploi demeure un moyen pérenne d’inclusion, les politiques publiques en matière d’incitation à l’embauche d’une personne en situation de handicap sont de plus en plus novatrices.
Au Danemark toujours, les autorités publiques encouragent activement les entreprises à recruter des travailleurs handicapés en offrant un soutien financier de l’État pour les services d’assistance personnelle visant à faciliter leur intégration dans le monde du travail. L’Etat encourage également l’adaptation des postes de travail en fonction des besoins spécifiques des salariés handicapés. Parallèlement, le pays met en place une forme de discrimination positive en accordant la priorité à l’embauche de citoyens en situation de handicap, à qualification égale, dans le secteur public. Ces mesures visent à favoriser une inclusion effective sur le marché du travail et à garantir l’égalité des chances pour tous les citoyens danois. Le résultat est là. L’écart entre le taux d’emploi des travailleurs danois en situation de handicap versus travailleurs danois dits « valides » est de 7,9%, soit l’un des taux les plus bas de l’Union européenne.
Le cas suédois mérite également que l’on s’y attarde. Selon un rapport de 2019, environ 12 % de la population suédoise âgée de 16 à 64 ans, environ 750 000 personnes, est considérée comme étant en situation de handicap. En Suède, le handicap est défini comme toute limitation dans la vie quotidienne résultant d’un écart entre la condition physique ou mentale d’un individu et les exigences de la société et de son environnement. Ainsi, le pays adopte une approche inclusive dans toutes ses politiques publiques, visant à compenser ces handicaps et à garantir à chaque citoyen une participation pleine et entière à la société ainsi que l’égalité des droits.
Pour favoriser l’emploi des citoyens en situation de handicap, l’État suédois prévoit la mise en place d’une subvention compensatoire pour les entreprises qui les embauchent. Cette subvention peut couvrir jusqu’à 80 % de la rémunération du travailleur, voire la totalité des coûts salariaux pour les personnes atteintes d’un handicap sévère. Cette aide est toutefois temporaire, limitée à un maximum de quatre ans, et conditionnée à un accord entre l’employeur, le travailleur, les services de l’emploi et les syndicats, afin de favoriser le développement de la capacité de travail du bénéficiaire et de rendre à long terme cette aide superfétatoire.
Restons en Suède. Dès 1994, les autorités ont mis en place un médiateur pour l’égalité destiné aux personnes en situation de handicap. Cet ombudsman(8) surveille le respect des droits et des intérêts des individus, lutte contre les discriminations et évalue les mesures prises par l’État. Grâce à ces politiques progressistes, 63 % des Suédois en situation de handicap occupent un emploi, témoignant de l’efficacité de ces mesures en faveur de l’inclusion économique et sociale.
Ces exemples illustrent l’importance d’une volonté politique ferme et de réformes structurelles pour garantir une réelle égalité des chances et une pleine participation à la société pour tous, indépendamment de leur handicap.
Etats membres et Union européenne : comment s’articulent les rôles et responsabilités de chacun en matière de handicap ?
Rappelons que conformément au Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, l’inclusion, l’emploi et l’éducation relèvent de la compétence des Etats membres. Ils élaborent ainsi leurs propres politiques publiques en matière de handicap. Raison pour laquelle des écarts colossaux existent aujourd’hui d’un pays à l’autre. Le rôle de l’Union européenne est contingenté à l’accompagnement ou à la coordination des actions des Etats membres (principes de subsidiarité et de proportionnalité obligent).
Il convient également de souligner que l’Union Européenne a ratifié la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées, qui a pour objet de « de promouvoir, protéger et assurer la pleine et égale jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales par les personnes handicapées et de promouvoir le respect de leur dignité intrinsèque ».
Le travail de la Commission européenne se traduit en pratique via la stratégie pluriannuelle relative aux droits des citoyens handicapés afin de concourir directement à l’amélioration de leur quotidien en Europe et de supprimer les obstacles et désavantages sociaux qui n’ont pas pu être abolis par la précédente stratégie décennale 2010-2020.
Quid des grandes actions déployées en faveur de l’inclusion des personnes en situation de handicap dans le cadre de la stratégie 2010 - 2020 ? 1 - L’acte européen sur l’accessibilité garantit aux individus handicapés un meilleur accès aux distributeurs automatiques de billets et autres terminaux de paiement, aux outils numériques, aux services de médias audiovisuels, au commerce en ligne… Nota Bene : ces dispositions devaient être transposées dans l’ordre interne des Etats membres avant le 28 juin 2022. Or, 24 États membres ont reçu une lettre de mise en demeure pour cause d’absence de communication des mesures de transposition. Notons que le Danemark, l’Italie et l’Estonie ayant transposé l’acte européen sur l’accessibilité ont toutefois reçu une lettre de mise en demeure pour transposition incomplète. 2 - La directive sur l’accessibilité du web permet aux personnes en situation de handicap d’accéder aux données et services en ligne, en obligeant les administrations comme les hôpitaux ou les tribunaux à rendre leurs sites accessibles à tous.
Pour les 80 millions de citoyens en situation de handicap dans l’Union européenne, les avancées obtenues lors de la précédente stratégie de la Commission sont bien maigres. Qu’attendre de la nouvelle stratégie 2021-2030 et de ses ambitions dans des domaines clés de la vie, sachant que la priorité est donnée à l’accessibilité (circuler librement), la protection sociale, l’égalité des chances et l’égalité d’accès à la justice, à l’éducation, à la culture, au sport et au tourisme ?
L’Union européenne doit se montrer exemplaire dans la concrétisation de cette stratégie si elle souhaite jouer le rôle de promoteur des droits des personnes en situation de handicap à l’échelle mondiale. Si l’on souhaite que l’Union européenne et ses États membres soient à la hauteur, les mesures phares présentées ci-dessus mériteraient d’être portées politiquement et intégrées à la stratégie européenne en matière de lutte contre l’exclusion des citoyens handicapés afin de faire progresser de façon considérable leurs droits économiques et leurs droits sociaux. Au regard des résultats de certaines enquête d’opinion dévoilées dans la présente note (l’enquête Odexa) sur les préjugés persistants des Français sur les personnes en situation de handicap, nos politiques français gagneraient à s’inspirer de nos voisins européens alors que la lutte contre la pauvreté et l’exclusion arrive aujourd’hui en tête des priorités pour les citoyens interrogés(9). A nous d’avancer !
[6] https://www.eca.europa.eu/ECAPublications/SR-2023-20/SR-2023-20_FR.pdf
[7] Selon Eurostat, les dépenses nationales en faveur de l’action sociale dans l’UE représentent en moyenne 22 % du PIB, dont environ un dixième (2,2 % du PIB) est consacré au «handicap». Dans cette catégorie, les dépenses varient de 0,6 % pour Malte à 5 % pour le Danemark.
[8] Ombudsman signifie représentant du peuple. Il est nommé par le Parlement suédois afin de s’assurer que les pouvoirs publics et leur personnel respectent la législation et les autres statuts régissant leurs actions https://ipcan.org/fr/membres/jo-ombudsman
Illustration par Chabe01 — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=120064198